Le Moyen Âge au goût du jour : rencontre avec Pauline Guéna et Tobias Boestad

Actuel Moyen Âge, c’est un collectif d’historien·ne·s, un blog, deux livres, et une ambition : relier le temps présent à la période médiévale. Deux de ces chercheur·e·s médiévistes, Pauline Guéna et Tobias Boestad, ont parlé épidémies, féminisme, migrations et utilité sociale de la recherche avec les étudiants du Master Journalisme et médias numériques.

Pauline Guéna et Tobias Boestad ont rencontré, par visioconférence, les étudiant·e:s du Master Journalisme et médias numériques de l’Université de Lorraine, lundi 14 décembre. La troisième rencontre Obsweb de cette année universitaire avait pour but de faire entendre la résonnance actuelle du Moyen Âge.

Pauline Guéna et Tobias Boestad ont échangé par écrans interposés avec les étudiants du MJMN.

Actuel Moyen Âge ?

Pauline Guéna est professeure agrégée d’histoire-géographie et docteure en histoire médiévale. Elle s’intéresse en particulier à la communauté des Vénitiens à Constantinople, après la prise de la ville par les Ottomans.  En 2016, elle cofonde Actuel Moyen Âge, un collectif de diffusion de la recherche en histoire médiévale. Avec Florian Besson, Catherine Kikuchi et Annabelle Marin, elle publie le premier ouvrage du même nom, en 2017, aux éditons Arkhé. 250 pages dédiées, en partie, aux épidémies, à la place des femmes dans la société, aux vagues migratoires ou encore à l’écologie et à la sexualité. Et si la modernité était ailleurs ? questionne la couverture du livre. Car ce sont « des sujets que l’on croit brûlants, mais qui ne datent pas d’hier. »

En 2019, Actuel Moyen Âge a droit à un deuxième tome, sous-titré L’Aventure continue. Un nouvel opus enrichi des travaux de Tobias Boestad. Attaché temporaire d’enseignement et de recherche (Ater) à l’Université de La Rochelle, il a soutenu en novembre une thèse d’histoire médiévale portant sur les sociétés urbaines de l’espace baltique à l’époque de la formation de la Hanse, l’association historique des villes marchandes de l’Europe du Nord. Il collabore à Actuel Moyen Âge depuis 2017.

Avant d’entamer les aller-retours entre 2020 et le Moyen Âge, une définition s’impose. Tobias Boestad rafraîchit la mémoire des étudiants du MJMN : « Le Moyen Âge est une période construite a posteriori. Étymologiquement, c’est “l’époque médiane” qui sépare les humanistes, qui inventent ce terme, de l’Antiquité. Peu importe les changements qui ont pu bouleverser les sociétés de cette période qui dure quand même mille ans. » Les bornes habituellement retenues, 5e-15e siècles, ne sont en réalité pas si nettes — il faut distinguer la définition institutionnelle du Moyen Âge et le travail scientifique des historiens, qui repèrent des continuités et des évolutions plus lentes. « Les frontières institutionnelles du Moyen Âge dépendent d’ailleurs beaucoup des pays. En France, on associe la fin de cette époque à 1492, parce que c’est pratique. Mais si on demande aux Allemands quand se termine le Moyen Âge, ce sera la Réforme de Luther en 1517-1519. » Pauline Guéna complète : « L’image assez négative du Moyen Âge a été construite par les Humanistes aux 15e et 16e siècles. Ils ont créé leur mouvement pour se démarque de ce qui existait auparavant. »

La peste et la Covid-19

Revenons au 21e siècle. En réponse à l’actualité et à la pandémie de Covid-19, l’équipe d’Actuel Moyen Âge a mis en place, sur son blog, une nouvelle rubrique dédiée aux épidémies. « C’est une idée de Florian Besson, l’un des membres fondateurs. L’objectif est de contrecarrer les parallèles parfois douteux qui sont établis entre la peste et la Covid-19 », explique Pauline Guéna. Tobias Boestad lui emboîte le pas : « L’idée de cette nouvelle rubrique est venue spontanément. Nous avons battu des records d’audience et puisqu’il y avait une véritable demande, nous avons publié davantage. » Pas mois de 28 articles dédiés aux épidémies, dans lesquels les médiévistes mettent en exergue les liens entre la peste et la Covid-19.

Pauline Guéna donne un aperçu : « La peste est partie de Chine et s’est diffusée le long des routes commerciales. Si parler de mondialisation relève de l’anachronisme, on recense tout de même de nombreux échanges entre les populations d’Europe, d’Afrique et d’Asie à l’époque médiévale. Le Moyen Âge est aussi une période de grandes déforestations. Relatives, toutefois, par rapport à celles que nous connaissons de nos jours. En revanche, on entend souvent que la peste s’est propagée parce que les populations médiévales étaient sales. La réalité est plus complexe, nous savons que les médiévaux fréquentaient les bains publics. Ils vivaient avec leurs bêtes, mais cela participait surtout à renforcer leurs défenses immunitaires. Je vous concède que si nous nous retrouvions, du jour au lendemain, projetés au Moyen Âge, nous ne supporterions pas les odeurs ! »

« Le féminisme doit considérer toutes les catégories sociales »

L’équipe d’Actuel Moyen Âge travaille à mettre en avant des personnages féminins. Mais comprendre la place qu’avaient les femmes dans les sociétés médiévales est une tâche ardue. « Le nombre de femmes qui ont laissé des écrits se compte sur les doigts des mains et des pieds », ironise Pauline Guéna. Tobias Boestad complète : « Cela s’explique par le poids de l’église parmi les sources dont nous disposons. Ceux qui écrivaient étaient des religieux, et les femmes n’avaient pas accès aux hautes fonctions ecclésiastiques. »

Dans ce contexte, il est possible d’expliquer comment les hommes voyaient les femmes, mais pas comment les femmes se représentaient elles-mêmes. « Nous disposons surtout de textes qui abordent la féminité sous le prisme de la maternité, explique Pauline Guéna. Pour autant, certains chercheurs, comme l’historienne Elisabeth Crouzet-Pavan, ont tout de même réalisé des portraits de femmes de l’époque médiévale. En revanche, il est question de femmes issues de l’élite, les seules qui écrivaient, et elles ne sont pas représentatives du reste de la société. Encore aujourd’hui, lorsque des livres féministes sont publiés, ce sont souvent des femmes célèbres qui sont mises à l’honneur. Je pense que le féminisme doit considérer toutes les catégories sociales. »,

Grands voyages au Moyen Âge

Migrations et rapport aux étrangers : ces termes semblent évoquer des problématiques récentes. Pourtant de nombreux points communs existent entre nos rapports aux autres et ceux que connaissaient les médiévaux.

« Les villes médiévales ont été décimées par la peste mais elles se sont relevés grâce à l’immigration. Les politiques de l’époque consistaient à faire venir de la main d’œuvre pour faire tourner l’économie. C’était une immigration choisie. La réaction des locaux était d’abord la méfiance mais certains ont vite compris l’intérêt de la venue de ces étrangers, qui étaient majoritairement allemands. Cependant, certains dirigeants proféraient des discours qui s’apparentent à ceux que l’on entend aujourd’hui au sujet des migrants. Si à l’époque, les débats ne se concentraient pas sur les fraudes aux allocations, on reprochait tout de même aux étrangers de voler les ressources, puis de les emporter dans leurs pays d’origine », indique Tobias Boestad.

De nos jours, les migrants tentent des traversées qui leurs sont souvent fatales. Au Moyen Âge, pour d’autres raisons, il était dangereux de voyager. Pauline Guéna explique : « À l’époque, le grand voyage, c’est le pèlerinage. On va à Jérusalem, Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle, afin de sauver son âme. Une économie du voyage se met en place et certains s’installent durablement sur les routes. » « Cependant, toute la société de ne se déplace pas, nuance Tobias Boestad, les gens n’aiment pas ça. Les plus riches payent d’autres personnes pour effectuer le pèlerinage à leurs places, c’était admis par l’Église. »

Interdépendances entre journalistes et chercheurs médiévistes

Médiévistes et journalistes ont des intérêts réciproques. En plus de son blog, l’équipe d’Actuel Moyen Âge a également diffusé ses articles sur les sites Nonfiction et The Conversation. Pendant deux ans, l’équipe de chercheurs a publié des chroniques pour Libération. Ils ont également collaboré avec le podcast Passion Médiévistes et avec Laurent Turcot, de la chaîne YouTube « L’Histoire nous le dira ». Tobias Boestad se souvient : « Nos relations avec les journalistes sont nées à force d’avoir de l’audience. Je pense que les médias sont friands de vulgarisation scientifique et que l’gistoire, en général, est un thème porteur. » Pour Pauline Guéna, « l’intérêt de travailler avec les journalistes est de rendre le contenu plus digeste. Cela permet d’ouvrir les articles à une audience large. »

La collaboration avec les journalistes s’inscrit dans l’objectif de vulgarisation scientifique, cher à Actuel Moyen Âge. La démarche du collectif vise à imager le Moyen Âge afin d’attirer le public, en particulier les élèves du secondaire. « Pour susciter la curiosité, nous devons simplifier le propos et parfois relier notre époque actuelle à la période médiévale grâce à des anachronismes volontairement provocateurs. On nous reproche parfois d’être approximatifs », concède Tobias Boestad.

« Il n’y aura peut-être bientôt plus de recherche »

D’un côté, une grande partie du monde universitaire salue l’effort de vulgarisation fourni par Actuel Moyen Âge. De l’autre, certains chercheurs réprouvent la démarche qui vise à justifier l’utilité sociale de la recherche. Ils regrettent qu’il faille s’abaisser à un ton humoristique pour faire connaître le travail des historiens. Pour Pauline Guéna, « il est nécessaire de vulgariser. Il faut reconquérir une partie des citoyens qui voient les chercheurs comme des paresseux. Nous partons du principe que sans cette reconnaissance, il n’y aura peut-être bientôt plus de recherche. Le vote de la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche nous conforte dans cette position. » Tobias Boestad abonde dans son sens : « Cette loi entraîne la multiplication des contrats courts et précaires au sein des universités. En empêchant les chercheurs de se projeter sur le long terme, on provoque une course aux financements qui constitue une entrave à la recherche. »

La période médiévale a perdu du terrain dans les programmes scolaires. Le Moyen Âge apparaît brièvement en cinquième et en seconde. « C’est très peu et cela montre une volonté d’axer la culture générale sur la Renaissance et sur le siècle des Lumières », constate Pauline Guéna. Pourtant, dans la sphère politique, le Moyen Âge est bien présent. Tobias Boestad développe : « Les listes de La République en marche pour les élections européennes mettaient en avant la Renaissance, en opposition au Moyen-Âge qui serait l’apanage des réactionnaires. La fachosphère s’identifie fortement à une période médiévale viriliste, celle des Vikings, qui ne sont pourtant pas un peuple mais un amalgame de plusieurs populations. Moins on enseigne le Moyen Âge, moins les gens auront de connaissances à confronter à ce qu’ils vont lire ou entendre. Plus ils risqueront d’être la cible des récupérations politiques. »

Interview audio en 3 questions

Mazarine Scheidt, Yann Besson et Benjamin Cornuez, étudiant.e.s en première année de Master Journalisme et Médias Numériques, ont posé trois questions à Pauline Guéna et Tobias Boestad.
Comment la connaissance du Moyen Âge permet-elle de mieux comprendre le monde actuel ?
Quelles relations entretiennent les médiévistes et les journalistes ?
Pourquoi y a-t-il un regain d’intérêt pour la période médiévale ?